Le vélo sans petite culotte

mercredi, juin 22, 2005

Rencontre avec un géant: José Saramago

Alors qu'il attend au volant que le feu change au vert, un homme devient aveugle. Il voit tout blanc comme s'il baignait dans le lait. C'est le début d'une épidémie qui emportera tout le pays dans la cécité. Tout le pays, sauf une femme, qui tentera d'aider un petit groupe d'aveugles, les toutes premières victimes, à survivre au chaos engendré par ce "mal blanc". Au début le gouvernement tentera de contenir le mal en mettant les victimes en quarantaine, mais bientôt les places manquent, puis les geôliers deviennent tous aveugles et les hommes deviennent des animaux. En quatrième de couverture de l'édition du Seuil, 1997: "L'amour, la haine, la cruauté, l'indifférence, la peur, autant de passions qui nous aveuglent et à partir desquelles José Saramago bâtit une inquiétante allégorie des temps que nous vivons." Le titre du roman L'aveuglement, de José Saramago, prix Nobel de littérature 1998.

Si dans mon histoire d'amour avec la littérature il y un avant-Kerouac et un après-Kerouac; un avant-Boulgakov et un après-Boulgakov; il y aura dorénavant un avant-Saramago et un après-Saramago. Imaginez une horreur comme celle qu'on sent en lisant Stephen King, sous la plume d'un écrivain portugais auréolé d'un Nobel de littérature, rien de moins. Même si l'histoire racontée est passionnante, la forme utilisée pour le récit m'a particulièrement impressionnée. Les dialogues sont fondus dans le texte sans autre marqueur typographique qu'une virgule et une majuscule pour différencier les interlocuteurs. Au début le lecteur est un peu agacé, mais il s'habitue à tout (voilà une phrase qui revient souvent dans le roman: l'humain s'habitue à tout) et on finit par s'acommoder de ce détail. Mais est-ce vraiment un détail? Bien sûr que non! Par ce procédé le lecteur est plongé dans la même confusion que les aveugles du récit. Plus il y a de personnages en interaction et plus nos sens sont en éveil. Qui parle? à qui parle-t-il? Le lecteur et les personnages partagent les mêmes interrogations.

Encore une fois j'en dois une à mon frère roumain, Bogdanhino. Il m'a mis sur la piste de Saramago après m'avoir fait découvert Boulgakov il y a une couple d'années déjà.

Extrait:
[...]nous avons descendu tous les degrés de l'indignité, tous autant que nous sommes, jusqu'à atteindre l'abjection, cela pourrait nous arriver ici aussi, bien que de manière différente, là-bas nous avions l'excuse de l'abjection des gens à l'extérieur, maintenant nous n'avons plus d'excuse, nous sommes tous égaux devant le mal et le bien, je vous en supplie, ne me demandez pas ce qu'est le bien et ce qu'est le mal, nous le savions chaque fois que nous avons dû agir quand la cécité était une exception, les notions de juste et d'erroné sont simplement une façon différente de comprendre notre relation à l'autre, pas celle que nous entretenons avec nous-mêmes et à laquelle nous ne pouvons nous fier, excusez cette harangue moralisatrice, mais vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir ce que c'est que d'avoir des yeux dans un monde d'aveugles, je ne suis pas une reine, non, je suis simplement une femme née pour voir l'horreur, vous, vous sentez l'horreur, moi je la sens et je la vois, et maintenant assez disserté, allons manger. Personne ne posa de questions, le médecin se borna à dire, Si un jour j'ai de nouveau mes yeux, je regarderai vraiment les yeux des autres, comme si je voyais leur âme, L'âme, demanda le vieillard au bandeau noir, Ou l'esprit, peu importe le terme, alors, de façon inattendue si on considère qu'elle n'a pas fait de longues études, la jeune fille aux lunettes teintées dit, Il y a en chacun de nous une chose qui n'a pas de nom, et cette chose est ce que nous sommes.


Ça peut sembler un peu difficile d'approche hors contexte et tout d'un bloc, mais je vous le dis, ça se lit très bien car le récit est très prenant.